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Écologie : les artistes montent le son

The Green Shift Festival

Article de Charlotte Meyer publié le 12 juillet 2025 dans le cadre du partenariat media entre Les Échos et le Green Shift Festival (voir l'article en ligne).


Portée par l'association Music for Planet, une dynamique émerge au croisement de la culture et de la lutte contre le changement climatique afin de mettre la musique au service de la transition.

« On ne veut pas que la musique s'arrête. » Une fois lancés sur le sujet, impossible de les interrompre. L'équipe de Music for Planet en est persuadée : face au changement climatique, le quatrième art a un rôle majeur à jouer. Cette conviction est d'ailleurs le moteur de leur association, née à Bordeaux en 2021. « L'idée initiale était de créer une sorte des Enfoirés du climat et de la biodiversité, de réunir des artistes qui auraient joué pour ces enjeux au profit d'associations », explique Alexandre Jubien, cofondateur de la structure. Connu pour avoir été l'un des bâtisseurs de Deezer, ce dernier a connu une grande carrière dans le numérique avant de basculer dans l'écologie. « J'ai grandi sur une île, raconte-til. J'ai toujours eu cette conscience environnementale. Petit, je voulais travailler avec les poissons. » Autre pilier de l'association, Arthur Lecercle raconte son enfance à Nouméa et les ravages de l'industrie minière sur le territoire. Ingénieur de formation, il a travaillé chez Utopies, cabinet de conseil pionnier du développement durable, sans jamais cesser de faire de la musique : « La musique a le pouvoir de tisser de nouveaux récits de société, en donnant une vision positive et engageante du changement. Elle permet une incarnation artistique autour d'une vision joyeuse qui donne envie de bouger nos habitudes. Music for Planet, c'est vraiment le carrefour entre mes convictions et mes passions. »


Un autre rapport au monde

Depuis sa création, l'association mobilise les artistes capables d'inspirer des récits désirables. L'équipe scrute et soutient les voix qui incarnent un autre rapport au monde. Parmi elles, un certain Tom Frager, vice-champion de France de surf 1993 et 1994, connu pour avoir signé « Lady Melody », tube de l'été 2009.

« L'océan m'a tout donné. Je devais lui rendre quelque chose », explique le chanteur. Fils d'un ingénieur dans les énergies renouvelables, il passe une grande partie de son enfance en Afrique, puis en Guadeloupe où il commence à surfer. Au fil du temps, sa carrière de surfer professionnel le confronte à la situation de l'océan : « Je l'ai vu dépérir. Lors de mes premiers championnats du monde junior à Bali, l'eau était translucide. J'ai vu le plastique s'y accumuler année après année. » Vers 23 ans, une blessure à la cheville le freine dans sa carrière et le pousse dans les bras de la musique, sa deuxième passion.

Son engagement écologique est présent dès son premier album, sorti en 2005. Il y revient par exemple sur les grosses marées noires provoquées par le naufrage du « Prestige » l'année précédente. « Des plaques de mazout arrivaient sur la plage, ici dans les Landes. Les oiseaux s'engluaient », se rappelle-t-il. A ses yeux, porter cet engagement était naturel. « Je me sentais légitime à défendre ce combat-là. Quand on est derrière un micro, on peut faire passer des messages à beaucoup de monde », assure-t-il en citant les exemples de Bob Marley lors de la guerre civile jamaïcaine et du groupe Shaka Ponk, qui a récemment annoncé l'arrêt de leurs tournées pour raisons écologiques.


Transformer les imaginaires

Cette sensibilité se retrouve dans le discours d'Hélène Vogelsinger, compositrice électro expérimentale : « Chez moi, la conscience du vivant est une histoire de famille. Ma mère recyclait il y a trente ans, et mon grand-père recueillait tous les animaux du quartier, une vraie arche de Noé ! » Née à Bordeaux dans une famille de militaires, cette autrice-compositrice n'a jamais eu d'ancrage territorial fixe. Adolescente, elle vit au Liban, puis dans le sud-ouest de la France. Mais c'est dans les espaces délaissés par l'humain qu'elle trouve son vrai terrain d'enracinement. Cette connexion intime avec la nature irrigue son art. Depuis quelques années, la compositrice s'est fait connaître pour ses musiques jouées au synthétiseur modulaire dans des lieux abandonnés en voie de réensauvagement. On la retrouve aussi bien jouant au bord d'un lac artificiel audessus d'un village englouti que dans les ruines d'un bus impérial abandonné au milieu de la forêt.

« C'est une fusion avec les éléments. Je compose pour un lieu, une montagne, une ruine », explique celle qui voit dans la musique un « état de grâce » face à l'overdose d'informations anxiogènes. « Mon message est de rappeler la beauté du monde, de créer des bulles où l'on respire, où l'on ressent à nouveau. » « Voir des groupes utiliser leur scène pour dénoncer l'urgence climatique m'a montré le potentiel d'action de la musique. Ils ont un véritable pouvoir d'influence », confirme Tom Mauguen, chef de projet chez Music for Planet, en évoquant Massive Attack ou Radiohead. Mais transformer les imaginaires demande du temps. « Il n'y a pas de grande oeuvre musicale contemporaine sur l'écologie qui soit devenue un tube mainstream », observe Alexandre Jubien. Si des chansons comme « La Montagne » de Jean Ferrat (1965) ou « Beds Are Burning » de Midnight Oil (1987) ont pu connaître un succès retentissant à leur époque, l'ex salarié de Deezer regrette que des chansons engagées contemporaines, comme « 2083 » de Grand Corps Malade (2023) ou « Les Séquoias » de Pomme (2019), ne rencontrent pas plus d'échos auprès du grand public.


De l'art à l'action

« La musique est un médium émotionnel immense. Je la vis comme un refuge. Elle peut devenir un outil de bascule culturelle », poursuit le cofondateur de Music for Planet. Si cet art peut ouvrir des espaces d'émotion et de réflexion, elle peut aussi devenir un levier d'action. Loin de se satisfaire de ses propres compositions, Tom Frager sortira le 26 septembre un album collectif, « Septième Continent », en référence au continent de plastique. Introduit par Paul Watson, le projet réunit des artistes comme Zaho, Hugues Aufray ou Ben Mazué avec des textes engagés sur la thématique de l'océan. Une partie des bénéfices de cet album sera reversée au Mouvement Bleu, l'association créée par Tom Frager cette année. « L'objectif est de mettre en place des actions de sensibilisation, des ramassages de déchets sur les plages par exemple », explique-t-il.

Dans son quotidien, l'ancien surfer limite au maximum ses déplacements en avion. Quelques semaines après la clôture de la troisième Conférence des Nations unies sur l'océan, à Nice, il confesse sa déception face à l'inaction des institutions : « Je suis pour une écologie qui n'est pas culpabilisante. Les nouvelles générations sont de plus en plus éduquées aux enjeux écologiques. Les consciences évoluent, mais les grands changements viendront des décisions des Etats. » Hélène Vogelsinger pousse l'exigence jusqu'à son mode de vie. Végane, elle ne prend plus l'avion et refuse les tournées classiques : « Nous jouons quatre ou cinq concerts par an, dans des lieux choisis, avec le moins de déplacements possible. Nous vivons tous à proximité. C'est une écologie de vie. » Même ses tenues de scène sont des pièces recyclées chargées d'histoire. Perchée avec son instrument au sommet du monument de Bouzloudja, en Bulgarie, elle porte ainsi la robe de sa grand-mère. Aujourd'hui, elle rêve de projets encore plus engagés, notamment avec des refuges pour animaux ou des sanctuaires. « Si l'on veut espérer protéger la nature, il faut d'abord se réconcilier entre humains. On ne peut pas prétendre aimer les animaux si l'on rejette ses semblables. »


Une industrie en quête de modèle

Alors que certains artistes prennent la lutte à bras-le-corps, le monde musical peine encore à se transformer. « C'est une industrie au sens propre, rappelle Alexandre Jubien. Elle fume, elle pollue, elle consomme. » En plus de mobiliser les artistes comme relais d'inspiration, Music for Planet a décidé d'accompagner les professionnels dans leur transition environnementale. A travers des interventions en festivals, une newsletter, un livre blanc ou encore des ateliers participatifs, l'association tente de sensibiliser à tous les niveaux. La création d'une Fresque de la musique, inspirée de la Fresque du climat, est en cours en partenariat avec le collectif Music Declares Emergency France et des musiciennes de l'Orchestre philharmonique de Radio France. L'association a aussi mis en place une série de podcasts. Elle a pu recueillir le témoignage d'un luthier écoresponsable mais aussi d'artistes comme Aldebert, qui explique comment repenser les tournées au regard de la crise environnementale, ou encore des scientifiques. A leur micro, le chercheur François Gemenne revient sur son amour pour les Beatles et la climatologue Valérie Masson-Delmotte raconte sa jeunesse d'accordéoniste. « Cela permet aussi de donner une autre image du scientifique », explique Alexandre Jubien.


Toucher de nouveaux publics

Mais la route est longue. L'industrie musicale reste dépendante de logiques économiques peu compatibles avec la sobriété. « Un festival ne devient rentable qu'avec des jauges à 95 %. Comment ralentir dans ces conditions ? », questionne Arthur Lecercle. Cela sans compter que la multiplication des événements météorologiques extrêmes peut avoir un eret sur l'industrie, en amenant par exemple à la suppression de concerts et festivals. « On a tendance à oublier que le réchauement climatique est un risque direct pour la musique elle-même », note Alexandre Jubien. En attendant, l'association multiplie les partenariats avec des projets artistiques engagés, comme le festival Terre du Son et des initiatives hybrides à l'image de Savage Lands, une ONG fondée par des artistes de métal finançant des projets de reforestation. « Une dynamique émerge, avec une bonne fédération d'acteurs », s'enthousiasme toutefois Arthur Lecercle qui applaudit notamment l'engagement écologique de structures comme l'Opéra de Bordeaux ou l'implication d'artistes à l'image de Fakir et Pomme. Récemment, l'équipe intervenait au Green Shis Festival de Monaco dans l'objectif de toucher de nouveaux publics. Malgré un statut d'association d'intérêt général, Music for Planet sourre d'un manque de financement stable. « Nous vivons de subventions, de dons et de quelques prestations. L'équilibre est précaire », reconnaît Arthur Lecercle. Ce que souhaitent ses fondateurs ? Que d'autres initiatives telles que Savage Lands émergent dans le jazz, le hip-hop ou le mainstream. A l'image de Tom Frager et Hélène Vogelsinger, tous sont persuadés que la musique peut se révéler un puissant moteur de transformation.

En illustration, les photos de la soirée « Musique et écologie » au Green Shift Festival, le 6 juin 2025 (©Philippe Fitte/FPA2).